Un hiver avec les Tchouktches du Kamchatka - Partie 2

L'arrivée des villageois

Nous sommes début avril. Trois semaines se sont déjà passées depuis mon arrivée parmi les Tchouktches, et dans moins d'un mois, les jeunes faons verront le jour.

Une étape essentielle précède à ce moment : la corralisation, ou encore караль en russe ("caral"). Les éleveurs de rennes m'en parlent régulièrement et je comprends qu'il s'agit pour eux de quelque chose de très important. "Bientôt, ce sera караль", "Tu verras tout le travail que nous réalisons pendant караль", "Ma tante et mon oncle seront là pour караль". Et je leur réponds donc : "Mais караль, qu'est-ce que c'est ?!"

Le principe consiste à rassembler le troupeau dans un enclos - également appelé corral - afin de séparer les mâles des femelles. Pourquoi ? Pour que les mâles laissent les femelles en paix ! Avec leurs bois, ils peuvent en effet maladroitement bousculer les femelles en gestation et ainsi blesser le foetus.

Plusieurs familles volontaires quittent alors le village pour se rendre dans la toundra afin d'aider aux opérations de corralisation. Il s’agit d'un événement essentiel dans la vie des Tchouktches, leur permettant de renouer avec leurs coutumes ancestrales. Les familles passeront en effet plusieurs jours aux côtés des éleveurs de rennes, à vivre selon le rythme traditionnel.

C'est à bord de deux tracteurs et un engin à chenille qu'elles rejoignent l'endroit où se trouve la brigade d'éleveurs de rennes. Un véritable régiment de renforts Tchouktches ! Au village, c'est un grand moment. Certains ne se sont pas rendus dans la toundra depuis plusieurs années et il faut veiller à ne rien oublier d'essentiel : tente, nourriture, vaisselle, vêtements chauds, lassos, traineaux, jumelles ...

 
 

Il leur faut plusieurs heures pour atteindre leur destination au milieu de la toundra. A leur arrivée, la nuit tombe et le camp se transforme en un champ de bataille où chaque famille s'active à monter sa tente et à allumer le feu pour préparer le repas du soir.

Les éleveurs de rennes sont heureux de retrouver leurs proches, de recevoir du ravitaillement, et de discuter de choses nouvelles. Sous le soleil de la nuit, les ombres vont et viennent de tente en tente pour voir comment chacun est installé, pour partager une tasse de thé, pour se raconter des histoires.

Les mâles d'un côté, les femelles de l'autre

Au petit matin, les hommes commencent à construire l'enclos. Les perches de bois se hissent vers le ciel, les maillets cognent, les toiles se tendent, et enfin, les regards s'illuminent lorsque le travail est accompli.

Pendant ce temps-là, les éleveurs de rennes sont partis dans la toundra pour ramener le troupeau de rennes au camp. Nous attendons leur arrivée. Pour ne rien rater du spectacle, je m'installe sur les hauteurs d'une colline. J'attends quelques minutes à peine lorsque j'aperçois une fumée épaisse qui s'élève de la colline qui me fait face. Le troupeau apparaît alors, guidé d'un pas sûr par son meneur, et encadré par Colaï et Sergueï. L'intensité du froid rend l'instant magique. Autour de moi, tout s'est immobilisé. Tous les yeux sont rivés sur cette masse mouvante et embrumée qui se dirige vers le lac gelé.

Les éleveurs rassemblent le troupeau en cercle et les hommes du village les rejoignent. Ils guettent les rennes qui seront sacrifiés pour nourrir les Tchouktches venus en renfort. En tout, 5 rennes seront attrapés puis dépecés par les femmes du camp que j'aide avec plaisir. Plonger ses mains dans les entrailles du renne peut paraître rebutant à première vue, mais cela permet aussi de se réchauffer les mains, ce qui n'est pas un luxe à - 30°C ! Nous constituons ainsi la réserve de viande pour les 10 prochains jours de corralisation.

Les rennes se sont dispersés et il faut désormais les regrouper à l'intérieur de l'enclos. Opération délicate si l'on considère que les rennes fuient tout obstacle entravant leur liberté. Je mesure alors toute l'expérience des éleveurs de rennes qui se livrent à un jeu subtil d'encerclement du troupeau et parviennent, après près d'une heure, à le faire pénétrer dans l'enclos que les hommes referment immédiatement sur lui.

Les rennes sont excités et tournent rapidement dans « le sens inverse du soleil » pour, selon les Tchouktches, protéger instinctivement leur flanc gauche - qui abrite leur coeur - de toute agression.

L'activité de séparation des mâles et des femelles peut alors commencer. Des Tchouktches sont à l'intérieur de l'enclos pour pousser des groupes de femelles en dehors de l'enclos. D'autres, au niveau de la sortie, reproduisent les sons de gorge caractéristiques des rennes pour les attirer vers l'extérieur.

Evidemment, lorsqu'un groupe décide de se ruer vers l'extérieur, des mâles, des castrés et de jeunes rennes font partie du lot. Les hommes se tiennent alors alignés sous forme de corridor, lassos à la main, à la sortie de l'enclos, pour les attraper. Ils sont ensuite replacés à l'intérieur de l'enclos.

Le travail de corralisation est long et minutieux, d'autant plus pour le troupeau de la 4ème brigade, qui compte 2500 rennes. A la fin de la deuxième journée, les opérations se poursuivent à l'intérieur de l'enclos. Malgré leur fatigue, les rennes continuent de tourner rapidement, foulant et soulevant une neige sablonneuse.

Les hommes attrapent directement les femelles au lasso, puis les emmènent de force vers la sortie, en les attrapant par les bois. Les rennes ainsi piégés se débattent énergiquement et émettent de forts râles gutturaux en tentant de se libérer de leur emprise. J'assiste avec admiration à une véritable démonstration de force, d'endurance et d'agilité.

Le travail de corralisation s'achève après 4 jours. Les deux troupeaux de la 4ème brigade - mâle et femelle - sont constitués. Le comptage précis des rennes a été réalisé. Il est temps pour les villageois de quitter la brigade. Ils rassemblent leurs affaires non pas pour rentrer chez eux, mais pour aider de la même manière les autres brigades d'éleveurs de rennes répartis sur d'autres territoires de la toundra. Pendant deux semaines, cet événement important leur permet ainsi de revenir aux sources d'une vie centrée sur le renne et les traditions.

La fête des éleveurs de rennes

Aujourd'hui, c'est un jour de fête. Pour toutes les brigades, la corralisation est terminée. Les femelles peuvent passer les dernières semaines de gestation au calme.

D'autres Tchouktches ont rejoint la toundra pour assister à ce qu'on appelle : le jour des éleveurs de rennes, où ces derniers sont mis à l'honneur. Au programme : danses, course d'attelages de rennes, course de "rennes de bois".

Aux côtés des tentes, je regarde tout le monde s'agiter autour des préparatifs de la fête, quand les femmes viennent me chercher pour participer aux rites chamaniques. L'objectif est de nourrir les esprits des orients, autrement dit, les esprits de la vie et de réaliser des sacrifices pour que la fête se déroule dans les meilleures conditions. Une babouchka, l'ainée du village, mène la marche. Nous nous dirigeons en marge du camp, transportant les éléments du rituel : braises, soupe de sang de renne, saucisse de renne et "inèlvèt".

 
 

"L'inèlvèt", produit d’offrande à base de graisse de renne et de fourrure de lièvre blanc, est déposé dans le feu. La babouchka se saisit ensuite d'une louche de sang de renne et trace un cercle sur la neige, dans le sens du soleil, autour du feu. Elle tend ensuite la louche à chacune d'entre nous pour que nous dispersions du sang en direction des quatre orients. Enfin, nous piquons de la pointe du couteau la saucisse de renne, ce qui symboliquement désigne le sacrifice d'un vrai renne. La babouchka la découpe, elle en prélève les deux extrémités et les dépose sur une branche plantée en direction de l'Est. L'autel chamanique est ainsi constitué.

La fête peut commencer. Tout le monde est impatient et les activités s'enchaînent dans une atmosphère familiale. Le départ de la course d'attelages de rennes est donné. Puis, la foule se rassemblent autour de la course de "rennes de bois". Et enfin, chacun se regroupe autour de la troupe de danse qui offre un spectacle envoutant. Le renne est mis à l'honneur, les éleveurs de rennes sont mis à l'honneur, la nature est mise à l'honneur.

Il est temps de rentrer au village. La fête est terminée et les villageois rassemblent rapidement leurs affaires. Les éleveurs de rennes vont retrouver la quiétude de leur quotidien dans la toundra. J'embarque également pour le village. Malgré le bruit assourdissant du tracteur, je m'endors d'épuisement en pensant à mon proche retour dans la toundra. En pensant à ce moment attendu par tous :  la naissance des faons.

La naissance des faons

Fin mai approche à grands pas. Je suis revenue dans la toundra il y a deux semaines avec quatre éleveurs de rennes et une autre "tchoum rabotnitsa" qui renforcent la brigade, désormais au complet. En effet, la surveillance des deux troupeaux qui se trouvent à des endroits différents de la toundra requiert davantage d'hommes et de vigilance. D'autant plus que les loups ont de nouveau attaqué 4 femelles.

Un matin, en pleine tempête de neige, Ivanochka, le responsable de la brigade, se rend au pied d'une colline sacrée que les Tchouktches ont baptisée "La Louve Mère". Il y dépose une cigarette et de l'Inèlvèt en guise d'offrande et la prie de rappeler ses petits pour que les rennes puissent mettre bas en paix et que les faons puissent survivre et grandir. Depuis, il n'y eut plus d'attaques de loup ...

Puis, un après-midi, la joie s'est répandue dans la toundra. Le premier faon découvre le froid et la neige. Il découvre la nature. Je suis émerveillée et émue d'assister à ce miracle de la vie. Les Tchoukcthes le sont tout autant. La routine des années qui se répètent n'effacent pas chez eux le sentiment d'émerveillement des choses vraies. Deux jours après, le deuxième faon est arrivé, et plus tard, un troisième, un quatrième ... un dixième ! Ils sont si drôles à découvrir maladroitement l'usage de leurs longues pattes !

Je suis tellement heureuse de vivre ces instants aux côtés des rennes et des Tchouktches. Mon âme est en paix. La toundra fait désormais partie de moi. Elle coule dans mes veines.

Enfin, le jour tant redouté arriva, lui aussi. Je reviens gaiement du troupeau, pensant aux jeunes faons qui viennent de naître, lorsque je vois la motoneige stationnée devant notre tente. Mon séjour prend fin ... Je m'arrête. J'ai les larmes aux yeux. "Déjà ?" Deux cents autres faons sont attendus et j'aimerais tous les voir ... Tous les accueillir comme les miens ! Mais les réalités administratives reprennent le dessus. Pour pouvoir revenir, je dois partir. Les Tchouktches le savent aussi. Après un dernier thé qui a cette fois-ci un goût amer, ils me serrent tous la main fermement et me disent : "Allez, à la prochaine Linda !"

Ce dont je suis certaine, c'est que mon coeur ne cessera de battre au rythme de la toundra.

Pour découvrir la première partie de ce récit, c'est ici.