Un hiver avec les Tchouktches du Kamchatka - Partie 1
Pour vous immerger davantage dans l'atmosphère unique de ces contrées reculées, écoutez cette musique pendant votre lecture.
Lorsque le temps s'efface
L’hélicoptère survole la mer de Bering et arrive rapidement à notre rencontre, sur les hauteurs de Tilitchiki. Colaï et moi courons dans sa direction, en nous protégeant des particules de glace que le souffle de l’hélice arrache au sol. Le froid me brûle le visage. Je saute dans l’hélicoptère et saisis mon sac que Colaï me tend en criant : « Davaï ! Oudatchi ! » (Allez ! Bonne chance !). Pas le temps de répondre. Le co-pilote referme la porte. Il me fait signe de m'assoir et on redécolle déjà, direction Atchayvayam.
Lorsque vous allez en Sibérie, voilà à quoi être préparé. Passer des heures et des jours à attendre un avion, un hélicoptère ou un autre moyen de transport sans avoir le moindre indice de son arrivée, puis soudain, être prêt à partir dans la minute sans espérer qu'on vous attende. Le temps se tend et se distend jusqu'à ce que vous ayez enfin atteint votre destination.
Et dans deux heures à peine, enfin j'y serai. À mes côtés, le médecin qui se rend annuellement au village vide en un temps record la moitié d’une bouteille de vodka avant de sombrer dans un sommeil profond. La Sibérie, c’est ça aussi. S’enivrer et oublier.
Mais ici, moi, je n’ai rien à oublier. A travers le hublot, la nature se déverse dans mon regard et je me souviens. Je me souviens à quel point cette nature m'avait fait vibrer. Toundra, montagnes, neige, rivière glacée. Toundra, montagnes, neige, rivière glacée. Un refrain que je savoure sans pouvoir m’en détacher. C’est immense, c’est majestueux, c’est bon. Tellement bon. Le goût de ces terres me revient comme si je ne les avais jamais quittées. Les 2 ans et demi qui m’en ont séparée s’évanouissent soudainement. Je suis là. Et j’ai toujours été là.
Accéder à ce qui semble inaccessible
Le nom de Kamchatka vous effrayait déjà ? Alors j’imagine que vous l’avez été davantage en butant sur Tilitchiki et Atchayvayam. En cyrillique, c’est plus esthétique : Тили́чики et Ачайваям. Ces deux villages isolés, situés tout au nord du Kamchatka, à l'extrême orient de la Sibérie, constituent respectivement mon point d’escale et ma destination finale. Vouloir vivre avec les Tchouktches du nord du Kamchatka, c’est une chose, mais le simple fait de s’y rendre, cela implique d’avoir de 1 à 3 semaines devant soi, avant de décrocher LA place dans le seul avion puis le seul hélicoptère hebdomadaires qui se rendent jusque là. Autrement dit, c’est raté si vous pensiez partir sur vos congés estivaux …
Détail du trajet :
Europe ⟾ Moscou ⟾ Petropavlovsk-Kamchatski : jusque là, pas de problème. Ca se fait en 2 jours. Merci Aeroflot.
Petropavlovsk-Kamchatski ⟾ Tilitchiki : un avion hebdomadaire si la météo le permet. Les places sont chères dans les deux sens du terme. Et oui, peu d’habitants dans cette péninsule, mais ils aiment voyager eux aussi (et ils bénéficient d’un tarif local).
Tilitchiki ⟾ Atchayvayam : un hélicoptère hebdomadaire si la météo le permet. Les places sont encore plus chères.
Conséquence :
Vous pouvez rester coincés à Petropavlovsk-Kamchatski ou à Tilitchiki plusieurs jours, qui vous paraîtront très longs, surtout à Tilitchiki. En effet, là, vous devrez vous rendre chaque matin à l’aéroport pour tenter de vous assurer une place dans le prochain hélicoptère, dont la date du départ reste inconnue jusqu'à ... jusqu'à ce qu'il parte ! Croyez-moi, c’est facilement dit, difficilement fait. Il faut savoir s’imposer parmi les russes …
Mon avantage cette fois-ci, c’est que :
1/ Je parle Russe (ce qui n’était pas le cas la 1ère fois. Et ici, pas la peine d’espérer vous exprimer en anglais. Le langage des mains sera plus efficace !)
2/ Je connais déjà, et j’ai des amis sur place (un grand merci à Martha, Colaï, Marina et Rouslan)
Et en 7 jours exactement, me voilà propulsée de l’univers occidental à l’univers sibérien. Le vendredi 21 février, je pose les pieds à Atchayvayam.
Sous le ciel d'Atchayvayam
Atchayvayam en hiver, c'est le froid. -40°C -50°C. Cela n'a pas vraiment d'importance. On vit avec le froid, on s'adapte. Dans de telles conditions, les déplacements sont limités au strict nécessaire : école, travail, épicerie. Le reste du temps, on reste enfermé chez soi, derrière les vitres gelées, près du poêle, à boire du thé et à discuter. Les rues du village sont désertées. Et je suis bien souvent la seule à prendre plaisir à flâner au grand air, en admiration devant le jeu d'ombres et de lumières que projette le ciel d'hiver sibérien.
Atchayvayam en hiver, c'est un tableau. Le village, qui compte un peu plus de quatre cents habitants, n'est pas très grand. Quelques minutes à peine suffisent au promeneur pour se perdre dans des paysages qui semblent figés dans le temps. Des paysages qui riment avec pureté.
Atchayvayam en hiver, ce sont des visages, des sourires, des rires qui vous réchauffent l'âme et vous accueillent comme si vous étiez l'un des leurs.
C'est un appel au retour.
Et soudain, le départ pour la toundra
« Linda, tu es où ? Prends vite tes affaires. La motoneige est prête à partir. » Trois jours après mon arrivée, j’embarque pour la toundra, sur le territoire de la 4ème brigade d'éleveurs de rennes. Celle qui m'avait accueillie lors de ma première venue au Kamchatka (voir mon projet : From Kamchatka to Alaska). Celle qui possède le plus grand troupeau du Kamchatka : 2500 rennes.
Afin de me protéger du froid et du vent glacial pendant le trajet, les Tchouktches me déguisent en une sorte de masse informe méconnaissable : des chaussures en peau de renne « Tarbaza », une chaude cape en peau de renne que je mets par dessus ma doudoune, et une autre plus légère en velours ornée de grosses roses rouges. Je me glisse derrière le conducteur et les éleveurs de rennes, qui constituent la relève de la brigade, embarquent sur la luge tractée par la motoneige.
Pendant plus de 4 heures, nous défilons à folle allure sur une couverture blanche qui se déroule à l'infini, jusqu’à ce que nous tombions sur le camp qui apparaît soudainement au détour d’une colline. La tente, entièrement faite de peaux de rennes cousues les unes aux autres, se mêle harmonieusement à la toundra. Une ouverture est laissée pour la porte et une autre pour le conduit du poêle. Dehors, une fumée épaisse danse lourdement au-dessus du feu, tandis que les traineaux et les raquettes en bois clair attendent patiemment sur le côté de la tente.
Les éleveurs restés au camp sortent et nous accueillent avec un grand sourire. Chaque nouvelle visite est une fête. Cela rompt la monotonie du quotidien et constitue une occasion d’avoir des nouvelles du village. Ou des nouvelles tout simplement.
Un nomadisme au ralenti
« Tu as plein de cheveux blancs maintenant ! » Je savais que les Tchouktches avaient le regard acéré et un franc-parler à toute épreuve. En voilà la confirmation ! Les années ont passé, et chez eux comme chez moi, les marques du temps se sont installées. Mais ce que je constate par-dessus tout, c'est le bonheur de nous revoir. Lena, la "Tchoum Rabotnitsa", jeune femme d'intérieur du camp, nous invite à la cérémonie du thé. Chez les Tchouktches, celle-ci est un rite d'accueil qui se répète plusieurs fois par jour, même s'il n'y a personne à accueillir. On se réchauffe autour d'un thé, d'une soupe et des histoires du quotidien.
16 heures arrivent et déjà, le soleil se glisse derrière les montagnes. Il est temps pour le conducteur de se remettre en route. Il embarque avec lui deux des éleveurs qui ont mérité leur repos au village, repart sur ses propres traces et disparaît au loin dans le silence de la toundra. Quand reviendra-t-il ? On ne le sait pas vraiment. Le vent souffle fort. Sergueï me regarde et me lâche d'un air sérieux : « Les hivers dans la toundra sont longs, sombres et froids. » Puis, il se met à rire : « Allez, viens vite sous la tente ! » Je ne me fais pas prier. « Ce sera ta place.» me disent-ils en me désignant une peau de renne coincée entre deux autres. Dormir sur une peau de renne ... Ca m'avait manqué. Oui, ça fout des poils partout. Oui, c'est moins confortable qu'un Epeda multispire. Mais oui, j'adore ça. Je serai entre Lena et Sergueï.
J'installe mes affaires, je m'assied et j'observe curieusement chaque recoin de ce nouvel environnement. Partout, c'est un désordre organisé qui me convient plutôt bien. Les affaires pendent et sèchent au plafond, les provisions sont regroupées dans un coin, derrière le poêle, et les sacs servent d'oreiller de fortune. Au sol, le branchage entrecroisé permet aussi bien d'isoler du froid que de camoufler les mégots de cigarette que chacun jette librement ici et là.
Les jours passent, et très rapidement, je me sens parmi eux comme chez moi. Étrange sensation quand on considère les milliers de kilomètres et de repères culturels qui nous séparent. Pourtant, tout me semble naturel ici. On discute, on rit, on boit (du thé et seulement du thé !), on mange. On vit au rythme de la nature. Et en hiver, on vit au ralenti. L'ours a bien raison d'hiberner. Car les conditions sont rudes. Le troupeau de rennes bouge peu. Le camp peut en conséquence rester au même endroit pendant un mois. Cette halte provisoire du nomadisme procure du temps. Ca tombe bien, car en hiver, tout prend du temps : avoir de l'eau, faire du feu, faire la cuisine, se préparer à partir dans la toundra, se déplacer. C'est ainsi que simplement, on prend le temps de vivre.
Abrégé de la vie dans la toundra
Vivre avec les Tchouktches, c'est avant tout un désapprentissage de soi et un apprentissage d'un quotidien en harmonie avec la nature. C'est un trésor que je partage modestement avec vous, en décrivant dans ces quelques paragraphes comment la vie dans la toundra s'organise.
L'eau
L'eau, c'est la vie. Mais l'eau en hiver, c'est surtout la glace. Pour obtenir le Saint-Graal, il faut se rendre au lac le plus proche et en extraire des blocs de glace. On les empile dans des sacs qu'on laisse dehors. Au frais. On remplit ensuite un grand bac qui sera placé sous la tente, près du poêle, pour que la glace fonde. Lentement. "Il en sortira de l'eau et le peuple boira."
Vous l'aurez donc compris, l'eau est précieuse. On l'économise, on ne la gaspille pas. Elle sert pour faire la cuisine et pour boire le thé. Corollaire : on se lave peu. Ca se limite aux dents et au visage, lorsque les hommes se rasent. Quelques fois ...
Le feu
"Dans la toundra, aie toujours une boite d'allumettes sur toi." me répète régulièrement Vova, l'ainé de la brigade, qui veille sur moi comme un père. Comme l'eau, le feu, dans ces conditions extrêmes, c'est la vie. Et pour faire du feu, il faut du bois.
Chaque jour, les éleveurs de rennes partent sur les hauteurs pour couper des branches mortes de cèdre qu'ils ramènent au camp. Une réserve de bûches est ainsi toujours disponible pour que le poêle puisse être alimenté toute la journée sans interruption. C'est le rôle de Lena qui s'élève en gardienne du feu afin de nous offrir à tous un foyer chaleureux et de bons repas qu'elle prépare du matin au soir.
La nourriture
La nourriture de base du Tchouktche éleveur de renne ? La viande de renne ! Un peu comme la pommes de terre en France, ou le choux en Pologne. Régulièrement, un renne est sacrifié pour nourrir la brigade. Le choix se porte sur un renne qui apparaît plus faible que les autres, ou lorsque cela arrive, un renne blessé, qui s'est fait mordre par un loup. Dans la toundra, pas de place pour les plus faibles.
Le renne tué est ensuite dépecé et la viande est laissée dehors, naturellement congelée. Chaque jour, Lena prélève un morceau, elle le bout puis prépare la soupe à base de renne ou le "Kachou" : du renne mélangé à des pâtes, du riz ou des lentilles.
En guise d'accompagnement, rien ne vaut un bon morceau de pain. Pour les Tchouktches, il prend la forme d'une galette appelée "Lipiotchki" qu'on fait frire à la poêle.
Enfin, quelques douceurs se glissent dans ce menu sibérien : les bonbons. Ils accompagnent le thé, ils servent de dessert, ils se glissent dans la poche. Ce n'est pas grand chose, mais lorsque l'on vit dans ces conditions extrêmes, cela devient vite un luxe. Et j'adore ce luxe !
S'habiller
Je vous l'ai déjà dit, aux environs de -30°C, c'est le règne du multicouche. Surtout lorsqu'il s'agit de passer toute la journée à l'extérieur. C'est efficace, mais cela demande chaque matin, une fois sorti (à contre-coeur) de son sac de couchage, une bonne quinzaine de minutes pour se préparer. Les éleveurs de rennes se parent en partie de leurs vêtements traditionnels en peau de rennes et d'autres, plus modernes, fournis par le Sovkoze (entreprise soviétique subventionnée par l'Etat dont dépend la brigade). Un joyeux mélange résultant d'une modernisation qui s'allie aux traditions.
En plus de mon propre équipement (voir cet article), les Tchouktches, toujours inquiets de mon confort, me coiffent de leur chapeau traditionnel et me prêtent leurs Tarbaza en peau de rennes puis en peau de phoques. Je les troque sans hésiter contre mes bottes Sorel. Plus légères et beaucoup plus chaudes.
Se déplacer
Au village, il y a quelques motoneiges. Au village seulement. Dans la toundra, deux possibilités : les raquettes ou le traineau. Evidemment, j'ai testé les deux. Un point commun : c'est sport !
Pour les raquettes, vous comprendrez facilement pourquoi. Elles sont faites à la main, par les Tchouktches, à base de bois de bouleau et de cordes. Emmitouflé sous 5 couches, on transpire rapidement à soulever exagérément chaque pied en évitant que la raquette gauche vienne se prendre dans la droite. On a l'impression d'avancer vite, on a l'impression que la colline juste là, elle est proche, et on a surtout l'impression qu'on s'est trompé ! Une autre règle dans la toundra : l'espace règne en maître et ce maître est un grand illusionniste. Ce qui semble proche est loin et ce qui est loin, encore plus loin. Alors, en attendant, on marche, on marche, et on lève les jambes.
Pour ce qui est du traineau, l'air serein du père Noël est bien trompeur. Ce n'est pas si simple. Il faut d'abord aller chercher les rennes spécialement dressés qui se trouvent en marge du troupeau, à environ 20 minutes du camp. Une fois qu'ils sont attelés, il faut ensuite s'assoir rapidement, très rapidement car sur les rennes, pas de première ! Ils démarrent brutalement et se lancent droit devant, avant que l'éleveur ne reprenne fermement la main pour les diriger là où lui aura décidé. Commence alors un combat permanent entre l'éleveur et les rennes pour éviter que ces derniers ne s'écartent du bon chemin, fassent demi-tour, ou se retournent l'un contre l'autre.
En tant que passagère, je me fais toute petite, évitant de gêner les grands gestes de Colaï ou Vova, et veillant à ce que l'une de mes jambes ne butte pas contre une branche qui dépasse (compte tenu de la vitesse, ce n'est pas un détail croyez-moi), le tout en m'agrippant à la luge qui rebondit sur un sol qui n'est jamais plat. Voilà pourquoi c'est sport !
Et les rennes ?
Ne l'oublions pas, la raison de notre présence à tous dans cette toundra si hostile : les rennes.
Si le peuple Tchouktche a pu survivre au travers des époques, c'est essentiellement grâce au renne. Il lui fournit la viande, les vêtements et un toit. Aujourd'hui, c'est aussi grâce au commerce de sa viande que les éleveurs peuvent vivre.
Les rennes n'échappent pas à la règle de la lenteur en hiver. Pour se nourrir, ils doivent gratter la neige à l'aide de leurs larges sabots et accéder au lichen. Cela prend du temps et par conséquent, le troupeau bouge peu. Jour et nuit, les éleveurs attendent patiemment à ses côtés et veillent à ce qu'il se nourrisse correctement. C'est leur rôle : trouver les endroits riches en lichen, où le manteau neigeux sera le plus mince. Sur un territoire de plus de 1000 kilomètres carrés, c'est l'expérience acquise et transmise depuis des générations qui les guide.
Les éleveurs veillent également à protéger le troupeau des dangers de la nature. En hiver, ce sont les loups. Sous la tente, le soir, nous entendons régulièrement les hurlements de la meute affamée qui déchirent le silence de la toundra. Et quelques fois, la nuit, le troupeau est tellement dispersé que la vigilance de l'éleveur, seul auprès du feu, ne suffit pas. Le loup profite de cette faille et attaque. On constate tristement les dégâts le matin, au lever du jour : un ou plusieurs rennes peuvent avoir été blessés ou tués.
Le cycle de la nature
Mi-mars arrive et plusieurs semaines se sont déjà passées depuis mon arrivée. Jour après jour, mes gestes s'automatisent et je me glisse davantage dans la peau d'une Tchouktche. Tantôt auprès des éleveurs de rennes, tantôt auprès de Lena. J'embrasse pleinement la vie au grand air, la vie au coeur de la toundra, une vie qui me rend heureuse.
Auprès du troupeau, je suis hypnotisée par les rennes. Je les observe un à un. Leurs attitudes, leurs interactions, leurs manies. Les Tchouktches racontent que les rennes ont le pouvoir de vous retirer vos peines et vos maux. Il faut croire que c'est vrai. Doucement, nous voyons certaines femelles qui prennent de plus en plus de poids. Elles semblent de plus en plus fières. Elles mangent bien, oui, mais surtout, depuis plusieurs mois, elles attendent le plus heureux événement qui soit : la vie. La naissance des faons est prévue fin avril. C'est un moment important guetté par tous : tant par les villageois que par les éleveurs de rennes. Un moment qui signe le début d'un nouveau cycle.
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