Comment j'ai décidé de tout quitter pour l'aventure

Mars 2011. Paris Bercy

Mes collègues s’étonnent toujours de me savoir capitaine de gendarmerie alors qu’ils me voient filer en femme pressée, tailleur et chaussures à talons, un dossier sous le bras, dans les longs couloirs du ministère du budget. J’y travaille depuis près de 3 ans et je dois reconnaître que je me suis parfaitement adaptée à ce nouvel environnement dans lequel j’ai été « mise à disposition » selon notre jargon administratif.

Dans quelques mois, j’aurai 30 ans, et déjà dix ans de carrière militaire. Armée de l’air, gendarmerie, ministère du budget. Parcours original mais qui demeure le reflet d’une carrière toute tracée, que l’on peut suivre sans grande surprise, tel un rail qui se perd dans un horizon lointain, aux contours déjà dessinés. Une carrière qui garantit une sécurité non négligeable dans ce monde instable et incertain, en perpétuel changement. Une carrière à laquelle je vais pourtant mettre un terme. Car j’ai pris la décision de tout quitter et partir. Vers l’ailleurs, vers l’inconnu, vers l’aventure. Ne plus être « mise à disposition » d’une entité, mais être à la disposition de moi-même pour assouvir mon besoin de dépassement et de découverte.

Au fond de moi, une seule constante : aller là où mon intuition me dicterait d’être, en étant poussée par un simple désir, celui de suivre ce long et mystérieux chemin qui me mènerait jusque moi-même.

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De l’armée de l’air à la gendarmerie

Août 2001. Maison familiale, dans le nord de la France

Qui pourrait oublier cette jubilation lorsque, derrière le petit écran du minitel, vous découvrez en gros caractères pixellisés votre nom sur la liste des admis au concours d’entrée à l’Ecole de l’Air ? Fini les heures de travail acharné de la classe prépa, à emmagasiner une somme astronomique de connaissances et à résoudre des problèmes insolvables ! Fini le stress hebdomadaire du devoir sur table du samedi après-midi, sur cette petite table au fond à gauche de la salle des DS ! Place au rêve ! Oui, le rêve de porter l’uniforme de l’élève officier de l’Ecole de l’air et de concrétiser ce qui nous a fait tenir pendant ces deux années de plongée dans l’univers abstrait des chiffres et des formules.

Pour la majorité d’entre nous, c’est de devenir pilote. Pour moi, c’est de devenir officier de renseignement. Pourquoi pas pilote ? Tout simplement car l’an dernier, j’ai reçu le verdict sans appel des médecins de l’hôpital militaire de Percy lors de la visite médicale obligatoire : « Nous avons reçu vos radios du dos et vous avez une scoliose relativement importante. En cas d’éjection, votre colonne vertébrale se brisera et causera votre mort. Je vous déclare donc inapte au pilotage d’avions de chasse. Et, par mesure de sécurité, inapte également au pilotage d’avions de transport et d’hélicoptères, et au parachutisme militaire. » Une signature, un coup de tampon et s'en était fini.

J’ai toujours un pincement au cœur quand je repense à cette scène. A 19 ans, mon premier rêve de filer dans les airs à des vitesses folles s’effondrait. Cet inconnu en blouse blanche assis devant moi venait froidement, en quelques minutes, de sceller mon destin. Il fermait définitivement la porte à ce qui m’avait poussée jusque là, depuis ce jour où, à 15 ans, je découvris le bonheur de me sentir libre dans les cieux aux manettes d’un planeur et je décidai fermement de devenir pilote de chasse. Pourquoi également inapte au transport et à l’hélico alors qu’il n’y a pas de siège éjectable ? Je me pose encore aigrement la question …

Cela m’a pris quelques semaines pour sécher mes larmes de déception et d’impuissance face cette décision. Bien heureusement, le solide esprit de cohésion avec mes camarades de prépa, à l’Ecole des pupilles de l’air, et cette atmosphère de sympathie et d’entraide propre au système militaire, me permirent assez rapidement d’atténuer ma douleur et de poursuivre le chemin qui me mènerait à l’Ecole de l’Air. Non, je n’abandonnerai pas. Il me fallait me fixer un autre objectif. Le métier d’officier de renseignement se présenta assez naturellement à moi.

Avec la naïveté d’une jeune adulte de 19 ans, j’imaginai un métier d’action et de terrain, à me rendre sur des territoires ennemis dangereux pour recueillir tous les secrets de leurs stratégies. Cela convenait très bien à mes désirs constants d’aventure, et surtout, cela pouvait combler cette frustration de ne pas pouvoir réaliser mon premier rêve. Avec acharnement, je me remettais donc au travail, seul secret de la réussite au concours de cette école que nous convoitions tous : l’Ecole de l’air de Salon de Provence. Et en ce beau jour d’été, j’apprends avec bonheur que mes efforts ont payé.


Avril 2003. Ecole de l’air de Salon de Provence

C’était parfait jusque là. Etre élève-officier à l’Ecole de l’air, tout simplement, j’adore ! Riche et dynamique alternance entre formations d’ingénieur, en sciences humaines et militaire, et une ambiance dans ma promotion, et plus particulièrement dans ma brigade, que je ne céderai pour rien au monde.

Ensemble, sous le doux soleil et parfois le vif mistral du sud de la France, nous évoluons avec sérénité (et festivités) sur le chemin qui nous mènera aux spécialités que nous avons choisies. Mais voilà où le bât blesse. Je viens de terminer le stage pour découvrir la mienne, officier de renseignement, et cette fois-ci, c’est moi qui rend un verdict sans appel : ce n’est pas le métier que j’avais imaginé … Manque d’action, manque de terrain. Et aussi cette frustration de côtoyer au jour le jour les pilotes, ces personnes qui exercent ce métier qui me tenait tant à cœur. Je pensais la surmonter, l’ignorer, en vain.

Cela m’amène à remettre en considération le fait de rester dans l’armée de l’air. C’est un peu radical, mais les décisions doivent être prises tant qu’il en est encore temps, et j’en ai pleinement conscience. J’en informe dès mon retour mon commandant de promotion. Il m’écoute avec compréhension. Quelles sont les autres perspectives qui s’offrent à moi ? Officier de gendarmerie ? Pourquoi pas. On me parle de la possibilité d’avoir un poste de commandement très tôt, dès la sortie de l’école, et cela me séduit fortement. Les missions au service de la population sont concrètes et m’apparaissent passionnantes. C’est d’accord. Je signe.

De la gendarmerie à l’aventure

Mai 2008. Compagnie de gendarmerie de Roubaix

Je viens de passer 4 ans à un poste qui m’a permis d’être responsable de plus de 150 hommes et femmes. Commandant en second la compagnie de gendarmerie de Roubaix. Là-dessus, on ne m’avait pas menti. Après une année de formation à l’Ecole des officiers de la gendarmerie nationale, j’ai pu choisir ce que je voulais et j’ai effectivement pu découvrir dès 23 ans les joies et les difficultés du commandement. Et même si je ne me suis pas retrouvée dans une destination de rêve (vous avez déjà voulu passer un week-end à Roubaix ?), j’ai eu à traiter des affaires passionnantes, luttant quotidiennement contre une délinquance particulièrement active, avec une équipe de gendarmes dont je garde encore le souvenir du fort professionnalisme et de la convivialité si caractéristique des gens du nord.

Alors quel est le problème cette fois-ci ? Moi. Uniquement moi. Je m’ennuie. Et pourtant, pas de quoi s’ennuyer en apparence ! Les missions ne manquent pas, et en plus de mes fonctions quotidiennes, je me suis retrouvée instructeur en droit pénal l’an dernier et cette année, j’ai décidé de travailler en partenariat avec les entrepreneurs de la région pour les sensibiliser à l'intelligence économique. Mais je m’ennuie quand même … Plus précisément, je sens que j’ai besoin de plus de liberté, d’entreprendre un projet qui ne tiendrait qu’à moi, sans avoir de chef ni de cadre auquel je devrais me conformer systématiquement. Peu à peu, je prends conscience de la flamme de l’aventure qui brûle en moi et de ce besoin d’indépendance qui l’attise. Mais pas suffisamment encore pour en mesurer l’importance et la force. Le chemin que je dois réellement prendre demeure encore dans la brume de mes interrogations.

Aujourd’hui, j’apprends par fax que ma prochaine affectation sera une mise à disposition au ministère du Budget à Bercy. « Chargée de mission pour la dynamisation de la politique immobilière de l’Etat ». Ce genre de titre, cela effraie quand on ne s’y attend pas. Et je ne m’y attendais pas ! Certes, je savais qu’après un poste opérationnel, c’est un poste administratif qui nous tend les bras au passage au grade de capitaine. Mais j’avais demandé quelque chose en lien étroit avec l’international, et me voilà désignée pour aller gérer les cordons de la bourse de l’Etat ! Les voies de la gestion militaire des ressources humaines sont impénétrables … 

Octobre 2010. Paris Bercy

Sur mon bureau, de chaque côté de l'écran avec lequel je passe des tête-à-tête quotidien, les dossiers s'entassent. C'est affolant comme une carrière peut vous conduire à l'opposé de ce qui vous fait envie. Pire encore, de ce dont vous avez besoin. Pourtant, on y va, on fonce même, tête baissée, en oubliant de se poser des questions.

A chaque fois, c'est la même chose. Vous arrivez à un nouveau poste, tout est à découvrir. Il y a alors le défi de réussir, de s'adapter, et de prouver aux autres et à soi-même qu'on a bien sa place là où on se trouve. De cette façon, j'ai travaillé à fond, je me suis investie, j'ai appris tout ce que je devais savoir pour remplir ma mission. Le système est à ce point vicieux que vous trouvez même de l'intérêt à ce que vous faîtes. Reconnaissez que la rédaction de notes, la valse des réunions et de leurs comptes-rendus, la présentation de nouvelles stratégie et outils de gestion, c'est absolument passionnant pour quelqu'un qui ne rêve que d'une chose : d'action !

Le mois dernier, je suis rentrée de 3 semaines de vacances. 3 semaines de répit. J'ai laissé mes piles de dossiers dans les armoires de Bercy et j'ai emporté mes réflexions sur le toit de l'Afrique. J'ai gravi le Kilimandjaro sans trop de difficultés ni trop de plaisir. Il faut avouer que se retrouver dans une série de groupes marchant les uns derrière les autres, guidés par un pur produit de l'industrie du tourisme para-aventure, ça casse l'ambiance nature et sauvage de ce que devait être cette montagne il y a bien longtemps ...

En revanche, je garde un souvenir formidable de l'ascension du Ol Doinyo Lengaï, situé au nord de la Tanzanie. Nous n'étions que 3 à vouloir atteindre le sommet, en compagnie de la bonne humeur et des innombrables histoires de deux jeunes Massaï qui ont tenu à nous faire découvrir ce trésor. Et là, curieusement, j'ai eu le déclic.

Est-ce en raison de l'énergie des lieux, de la magie de cette Afrique qui s'éveillait devant moi ? Au fur et à mesure que mes pieds s'enfonçaient dans le sable noir, que je me rattrapais à mon bâton pour éviter de glisser vers le bas et avancer un peu plus vers le haut, que je devinais les bords du cratère où nous devions nous rendre, mes doutes s'évanouissaient un à un pour laisser place à un mot : liberté. Ce même mot que l'esprit de mon père me murmura en s'envolant à jamais l'an dernier.

Soudainement, tout se dessinait devant moi avec une étrange clarté : je ne pourrais être en accord avec moi-même qu'en prenant mon destin en main, sans craindre d'avancer vers l'inconnu. Pour saisir cette liberté, je devais simplement croire en moi.

De l'aventure à ...

18 juin 2011. Paris Bercy

C’est mon dernier jour au ministère du Budget. J’ai volontairement choisi cette date symbolique où, il y a plus de 50 ans, le Général de Gaulle appelait à la mobilisation. Ce soir, comme chaque soir depuis 3 ans, je quitterai les bureaux de Bercy mais n’y reviendrai plus.

En quelques mois, j'ai rassemblé tous les éléments épars que j'avais recueillis sur moi, ce vrai "moi" qui se cachait derrière mes fonctions et mon armure, et j'ai construit les premières marches de mon nouvel avenir, de ma nouvelle vie.

Deux projets sont nés : devenir entrepreneur indépendant mais avant toute chose, partir pour un long voyage de plusieurs mois où mon désir de liberté et d’absolu pourrait s’exprimer pleinement. Un voyage dans des régions méconnues où je pressentais d’y rencontrer l’authenticité et le règne de la nature par delà celui des hommes. Un voyage aux extrêmes de notre planète : l’extrême orient sibérien, le Kamchatka, et l’extrême occident américain, les îles aléoutiennes.

Sans le savoir, je me lançai dans un voyage qui durera plus longtemps que prévu puisque je n'en vois toujours pas la fin. Le choix que je venais de faire, ce n'était non plus un métier, mais un mode de vie, une nouvelle façon d'être.